La vidéosurveillance de la ville auditée par un Infirmier

Vincent Martin est ce qu’on appelle communément un « casse-pieds ». Prononcez son nom devant le maire, c’est la certitude de provoquer un commentaire acerbe, du type :« Vincent Martin n’est pas le centre du monde. Si je devais répondre à toutes ses questions, il me faudrait une personne dédiée. »

 

 

Lorsque cet infirmier trentenaire déplie son ordinateur portable, dans un café de Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne), on y aperçoit les autocollants d’associations comme Regards citoyens. Ces furieux du tableur passent leurs nuits dans les subtilités administratives, murmurant des mots comme « transparence », « Cada » ou « article 15 ».

A chaque phrase, Vincent se tourne vers son écran et dépiaute des dossiers, sous-dossiers, fichiers, méticuleusement classés dans sa machine (sous Linux, évidemment). Avec un comparse, il vient de mener un « audit citoyen » de la « vidéosurveillance » (ou « vidéoprotection », c’est selon) de la commune de Nogent. Il l’a envoyé au maire et à quelques journalistes.

 

 

Style « Cour des comptes »

Lorsqu’on ouvre la pièce jointe de son e-mail, on s’attend à de la faconde militante sur la société panoptique. Rien de cela. Le document, dix-neuf pages [PDF] sous un logo propret, est charpenté comme du Deloitte. « Avant-propos », graphique en araignée et « recommandations » :

« C’est parce que mon comparse dans l’association travaille dans le secteur financier. Nous avons appliqué les méthodes de l’audit. C’est un peu le style “Cour des comptes”. »

Que dit-il ce rapport ? Oh, rien qui ne fasse trembler le maire, mais tout de même de petits accrocs. Aujourd’hui, près de 90 caméras sont déployées dans sa commune d’environ 30 000 habitants. En se rendant au rendez-vous, on s’amuse à les repérer. Ce sont pour la plupart des caméras à dôme. Au-dessus d’un Franprix, près de la station de RER, le long de l’avenue Clemenceau.

http://rue89.nouvelobs.com/sites/news/files/assets/document/2015/06/rapport.pdf

 

 

Je rencontre donc Vincent Martin, lunettes épaisses, barbe courte. Il évoque les critiques présentes dans le rapport :

  • le comité d’éthique, supposé protéger les libertés publiques, ne « remplit pas son rôle ». Il n’a jamais publié de rapport d’activité depuis sa création en 2011. Sa composition ne permettrait pas « d’obtenir un contre-pouvoir équilibré » ;
  • l’accès au centre de surveillance urbaine (CSU), où la police scrute les écrans de surveillance, serait insuffisamment maîtrisé. Des journalistes y seraient entrés sans autorisation du comité d’éthique ;
  • l’installation des caméras se fait sans avis du conseil municipal et l’information au public est insuffisante ;
  • l’intérieur de certains commerces et des entrées d’immeubles seraient toujours visibles via les caméras.

 

Rien de dramatique. Mais le plus intéressant reste la méthode.

 

 

« Fact-checker le JT »

Arrivé dans la commune en 2010, Vincent, qui est adhérent au Parti de Gauche, s’étonne de voir des policiers si lourdement équipés dans une ville réputée tranquille. Il conserve tous les exemplaires du magazine de la mairie, qui va jusqu’à lier (subtilement, il est vrai) l’installation de caméras aux actions contre les crottes de chien [PDF].

L’année dernière, il participe à la liste Front de Gauche aux municipales, puis dépose les statuts d’une association, dont l’activité principale est d’alimenter le site Action Nogent. En mai dernier, il s’amuse à « fact-checker » le journal de France 2, dans lequel une voix off déclare :

« Selon la mairie, notamment grâce à ce système [de vidéosurveillance, ndlr], le nombre de vols et d’agressions dans la rue a baissé de moitié en cinq ans. »

Il récupère, après avis de la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada), les statistiques de la délinquance fournies chaque mois par la préfecture à la mairie. Il en conclut que « la baisse mentionnée […] est très exagérée sinon fausse » :

« Aucun lien entre certaines des diminutions constatées et la présence de caméras de vidéosurveillance ne peut être établi. »

 

En parallèle, il se met en tête de vérifier l’affirmation de la mairie et de la police, selon laquelle la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a contrôlé le dispositif. En effet, cette dernière fait état, dans son rapport d’activité de 2012, d’une visite de contrôle à Nogent. C’est là que Vincent commence à s’amuser.

 

 

Inspection de la Cnil

L’association entreprend d’abord de géolocaliser les caméras, à partir des arrêtés préfectoraux et d’une promenade dans la rue. Le tout est reversé sur la plateforme d’OpenData de l’Etat. Puis, il demande à la Cnil de lui envoyer les procès-verbaux dressés lors du contrôle de 2012. La Cnil est venue deux fois, en mai et en juin [PDF].

 

« Je me doutais que s’ils étaient revenus, il y avait une raison. »

 

Le document est aride, mais en lisant bien, on y décèle une liste de soucis. Le « masquage est incomplet » pour certaines caméras. Celles-ci doivent en effet être équipées d’un système empêchant de filmer à l’intérieur des habitations. Visiblement, cette obligation n’était pas respectée.

 

 

Extrait du PV de la Cnil

Un habitant de la ville s’est même fendu, en 2011, d’un courrier à la Cnil à ce sujet. Il avait remarqué que la caméra nouvellement installée donnait dans… sa chambre à coucher :

 

« Il est donc possible de consulter à loisir l’ensemble de ma vie personnelle. »

 

La Cnil note aussi que le mot de passe du chef de service de la police est pré-enregistré sur le poste qui sert à visualiser des enregistrements (tout le monde peut donc y accéder).

 

 

Extrait du PV de la Cnil

 

 

La mairie s’empresse de régler ces problèmes, ce qui permet à la Cnil de clore le dossier en septembre 2012, après une seconde visite. Les inspecteurs de la notent toutefois qu’il faudrait un antivirus plus costaud sur les ordinateurs et que les données transmises à la police judiciaire sur USB ou CD soient cryptées.

 

 

Extrait de la lettre de la Cnil, septembre 2012

Bref, ce fut un peu plus compliqué que le simple « contrôlé par la Cnil » mis en avant par le maire.

 

 

Que la Cada soit avec toi

Devenu familier des procédures devant la Cada, pour faire plier un maire récalcitrant, Vincent Martin demande les rapports du comité d’éthique. « On me les refuse. » Nouveau détour par la Cada :

 

« Le maire de Nogent-sur-Marne a informé la commission qu’aucun rapport d’activité du comité d’éthique n’a été rédigé pour aucune de ces quatre années. »

 

En effet, le manque d’activité du comité (très peu saisi par les citoyens) aurait décidé ses membres à ne pas produire de rapport annuel. Ce qui était pourtant prévu par la charte éthique. Dans son rapport, Vincent Martin va jusqu’à lister les seize membres du comité et leurs rapports avec la majorité municipale. Verdict : 62,5% d’entre eux seraient liés au maire…

 

Au téléphone, le maire UMP de la ville, Jacques J.P. Martin, se défend :

« Le comité d’éthique a un magistrat à sa tête. Il le convoque quand il estime devoir le faire et à l’occasion de toute modification de notre dispositif. »

 

Ce magistrat n’était pas joignable au moment de la publication de cet article.

 

 

Chiffon rouge

Il reste à Vincent Martin à s’habiller de rouge (« Il ne s’agit pas non plus de faire perdre du temps aux agents ») et à se promener devant les caméras. Il envoie ensuite une demande de visionnage au responsable de la police :

 

« Du coup, j’ai vu les images, on pouvait continuer à voir à l’intérieur de commerces.

 

C’était marrant car le policier faisait des efforts, en écho aux recommandations de la Cnil, du type : “Vous voyez, le mot de passe n’est pas pré-enregistré.” »

 

Extrait du rapport

 

 

Toutes ces observations lui permettent de formuler douze « recommandations », parmi lesquelles :

 

  • « S’assurer que l’installation des caméras de vidéosurveillance fait l’objet d’une validation préalable du conseil municipal et du comité d’éthique sur la base d’un dossier complet comprenant notamment l’emplacement des caméras, les objectifs de visionnage et les statistiques de la localisation des faits de délinquance.
  • S’assurer que les parties privées ainsi que les entrées d’habitations ne peuvent pas faire l’objet de visionnages et d’enregistrements.
  • Lors de la création des prochains comités d’éthique, s’assurer qu’ils soient composés de manière plus équilibrée. Il pourrait notamment être intéressant d’effectuer un appel à volontaires parmi les citoyens sur une part des sièges de ce comité. »

 

 

Interrogée par Rue89, la Cnil fait savoir que ce type de rapport « citoyen » est une première pour eux. Quant aux comités éthiques mis en place par les mairies, ils relèvent de la bonne pratique et ne sont pas formellement encadrés.

 

 

 

« Monsieur, je ne vous connais pas »


L’article du Canard enchaîné, dans l’édition du 2 avril 2014

 

Le travail de l’asso Action, qui veut maintenant s’attaquer au rapport « coûts/bénéfices » de la vidéosurveillance, fait écho à un article du Canard enchaîné. En avril 2014, le Palmipède moquait l’« éthique du vidéoflic » de la ville de Rennes. Mêmes causes, mêmes effets. Le comité d’éthique avait tout l’air une instance fantoche :

 

« Sur le site internet de la mairie, depuis quatre ans, il n’y a rien. Ni date des réunions, ni compte rendu, ni relevé de ceux qui ont participé aux réunions. »

 

 

Au téléphone, Jacques J.P. Martin s’énerve un peu :

« Je ne comprends pas le motif de votre appel. C’est une affaire à caractère politique. Une affaire politique qui vient s’héberger comme un coucou dans la démocratie et la transparence.

 

J’en donnerai le minimum à ce monsieur, surtout quand il vient mettre son nez dans les problèmes de sécurité publique. Je préfère passer par l’OpenData plutôt que de lui réserver des informations qui peuvent être mises à disposition de tout le monde.

 

Il est difficile pour nous de répondre à toutes ses demandes. Il faudrait presque une personne dédiée pour répondre à la liste monstrueuse des questions qu’il nous pose. »

 

 

 


Une caméra de vidéosurveillance, à Nogent-sur-Marne, le 16 juin 2015 (Rémi Noyon/Rue89)

 

 

Il faut dire qu’il y a un contentieux entre le maire et l’association Action, qui se défend d’être politisée. Celle-ci avait commencé ses activités en affirmant que les délibérations du conseil municipal concernant les indemnités des élus étaient illégales. Vincent Martin avait alors envoyé un courriel au maire avant de se voir répondre :

 

« Monsieur,

Je ne vous connais pas et, avant de m’adresser un courrier d’injonction, il serait plus respectueux de votre part de vous présenter, voire de solliciter un rendez-vous.

Le mot “ transparence ” a été beaucoup trop utilisé pour ne pas voir cachée derrière lui une quelconque action politique qui, annoncée comme non partisane par un militant du Front de Gauche, doit être suspecte.

Bien à vous. »

 

 

Un casse-pieds, ce Vincent.

 

 


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Source : http://rue89.nouvelobs.com/2015/06/16/infirmier-fait-laudit-videosurveillance-ville-259792

 

 

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